À Venise, il existe aujourd’hui plus de quatre cents ponts, mais cela n’a pas toujours été le cas. Pendant des siècles, bien avant l’arrivée des vaporetti et longtemps avant la construction des ponts actuels sur le Grand Canal, la seule manière de traverser la ville était de monter à bord d’une barque. De ce geste simple est né l’un des services les plus ingénieux et poétiques de l’histoire vénitienne: les traghetti da parada.
Autrefois, ils étaient douze, installés à des points stratégiques du Grand Canal, et permettaient de passer rapidement d’une rive à l’autre sans devoir s’avventurer dans de longs détours à travers calli et petits ponts. Ils faisaient partie du quotidien, presque invisibles, intégrés à la chorégraphie de la ville autant que l’eau qui la soutient. Aujourd’hui, il n’en reste que quelques-uns, mais leur charme demeure intact.
Imaginer la Venise d’autrefois, c’est retrouver une forme de mobilité inscrite dans son ADN. À une époque où les ponts étaient rares et où le Grand Canal représentait une frontière naturelle, le traghetto était un geste de pure normalité: on descendait sur la rive, on appelait le batelier, on montait à bord et, en quelques instants, on se retrouvait de l’autre côté, prêt à changer de sestiere et à poursuivre sa journée.
Réhabiliter, valoriser ou simplement raconter ces traversées, c’est redécouvrir une autre Venise, faite de passages rapides, de perspectives inédites, d’une manière nouvelle d’explorer la ville sans se limiter aux itinéraires habituels.
Où tout a commencé
Ce furent les premiers bateliers vénitiens qui, sans vraiment en avoir conscience, donnèrent naissance au concept moderne de transport public urbain.
Le traghetto, ainsi s’appelait l’embarcation destinée à transporter personnes et marchandises le long d’un parcours déterminé, était régi par un système étonnamment sophistiqué. Sa gestion était assurée par les Fraglie, des corporations professionnelles rigoureusement organisées, dotées de statuts détaillés, les Mariegole, qui définissaient règles, tarifs et responsabilités.
Les traghetti se divisaient en deux grandes catégories:
• les traghetti de dentro, actifs à l’intérieur de la ville, répartis entre traghetti da parada (pour les traversées simples) et traghetti da nolo (pour des trajets plus longs) ;
• les traghetti de fora, qui reliaient Venise à la terre ferme en transportant voyageurs et marchandises.
À la chute de la République, en 1797, il existait encore un réseau très dense de points de traversée, chacun avec sa propre histoire et son propre groupe de bateliers.
La « barchéta » , plutôt qu’une gondole
Aujourd’hui, ceux qui traversent Venise ont l’impression de voir des gondoles partout, mais le « traghetto da parada » n’est pas une gondole.
Il ne l’est ni dans le geste, ni dans sa fonction, ni même dans sa forme.
Le traghetto utilise une barchéta, une embarcation plus large, plus stable et plus robuste, issue d’une tout autre tradition: des bateaux de travail, autrefois employés aussi pour le transport des malades, une sorte d’ambulance à rames. Lorsque ce service fut confié aux bateaux à moteur, quelques barchétas restèrent en activité et, dès 1953, remplacèrent définitivement les gondoles dans le rôle de traghetto public.
La barchéta peut transporter jusqu’à quatorze passagers, contre six pour une gondole traditionnelle, et se manœuvre debout, sans ornement, avec la simplicité de ceux qui vivent l’eau comme une véritable rue.
Une gondole comme les Vénitiens l’utilisent vraiment
Le traghetto da parada est une expérience profondément vénitienne.
Aucune scène stéréotypée, aucune sérénade, aucun prix de carte postale.
Il coûte peu, 2 euros pour les visiteurs, 70 centimes pour les résidents, et reste avant tout un service conçu pour ceux qui vivent la ville au quotidien.
Pour de nombreux Vénitiens, le traghetto a été le premier véritable contact avec la navigation urbaine: un geste quotidien, presque automatique, bien avant l’idée même de monter à bord d’une gondole « pour la promenade ».
On traverse le Grand Canal debout, en faisant confiance à son équilibre, au mouvement du batelier, au rythme de l’eau.
Le trajet est très bref, mais il renferme une familiarité rare: celle d’une Venise que l’on ne contemple pas, mais que l’on habite.
Les traghetti encore en service
Aujourd’hui, les traghetti da parada se trouvent encore à des points stratégiques du Grand Canal: San Tomà, Santa Sofia, Santa Maria del Giglio, Riva del Carbon et Punta della Dogana.
Le plus fréquenté est celui de San Tomà, qui réduit de moitié le trajet entre San Marco et Piazzale Roma et représente une véritable bouée de sauvetage pour ceux qui souhaitent éviter le pont du Rialto aux heures les plus chargées.
Mais un problème devient de plus en plus visible: les files de touristes, souvent très longues, risquent de dénaturer une tradition pensée à l’origine pour les Vénitiens. Sensibiliser les visiteurs, leur expliquer qu’il ne s’agit pas d’une attraction touristique mais d’un moyen de transport public, est essentiel pour préserver l’équilibre délicat entre vie locale et accueil des voyageurs.
Ca’ Marcello: la traversée vue depuis la fenêtre
Parmi les points les plus fascinants de ce va-et-vient quotidien se trouve précisément le traghetto de San Tomà.
Juste à côté de ce passage historique s’élève Ca’ Marcello, le palais où nous gérons trois appartements pour The Red House Company.
Ses fenêtres s’ouvrent sur le passage incessant de la barchéta: un mouvement lent, presque rituel, qui rythme la journée comme un battement régulier.
Observer le traghetto qui part, revient, se remplit et se vide a quelque chose d’hypnotique, l’une des images les plus authentiques et intimes de Venise.
C’est un privilège rare: non pas la Venise des visiteurs, mais celle des habitants, des étudiants et des travailleurs qui traversent chaque jour le Grand Canal avec la simplicité de ceux pour qui l’eau est un véritable trottoir.




